PROJET / CONCEPTION
Texte revu et corrigé à partir du sous-chapitre Conception de ma thèse de doctorat : La main de l’apprenti-concepteur dans la pédagogie du projet d’architecture face aux outils numériques, université Paris 8, novembre 2011.
Le mot français Projet est le plus proche de l’italien Progetto qui contient plusieurs significations : le proposito (intention), le disegno (schéma) et le piano (plan). En plus, avec l’italien une nuance importante se confirme avec l’opposition entre le progetto (activité intellectuelle d’élaboration du projet) et le progettazione (activité de réalisation du projet).
Une des étymologies du verbe Projeter : jeter en avant.
Certains synonymes : dessein, intention, but, planification, objectif, finalité, visée et programme.
Le projet présuppose l’action dans la façon à travers laquelle il engage une réalisation à venir ; l’action incluant le projet qui en constitue, par anticipation, l’un de ses moments indispensables : instant fondateur de l’action. C’est dire que d’une part le projet contient l’action mais que d’autre part il se laisse occuper par elle. Ce qui fait la singularité de l’existence humaine est bien traduite par cette notion d’action, de ce jaillissement et de cette éruption qu’Heidegger a résumé dans un énoncé fulgurant : « En tant que jeté au monde, l’être-là y est jeté sur le mode d’être du projet. En tant qu’il est être-là, celui-ci s’est toujours déjà projeté et demeure en projet aussi longtemps qu’il est. Le projet concerne toujours et selon toute son ampleur la révélation de l’être-au-monde ».
Le projet identifie donc la faculté propre à l’homme de fonder son devenir. Cet acte de toujours avancer avec des désirs de changement, avec comme médian l’imagination ; son ambiguïté et ses différents sens pouvant nous maintenir la tête hors de l’eau, l’espoir en bannière, tant qu’il nous maintient cette espérance de pouvoir changer le monde.
En architecture, le projet se présente comme une œuvre ou comme une négociation ; comme œuvre il existe aussi pour lui-même et est une activité créative et artistique avec comme médium le dessin, et comme négociation il opère avec les différents interlocuteurs qui peuvent être, dans le cas de l’architecture, le maître d’ouvrage, l’entrepreneur et tous les autres partenaires administratifs, culturels et techniques.
Projet & Conception
La conception va devenir ainsi technique et technicienne avec la résolution de problèmes. Résolution liée directement à la représentation, au changement de représentations, que nous explique Herbert A. Simn : « Résoudre un problème signifie simplement : le représenter autrement ».
Ce passage d’un état à un autre nous amène directement à la notion de Disegno que Karim Basbous a remarquablement analysé dans son traité Avant l’œuvre. Ambiguïté entre le dessein et le dessin qui confère au Disegno « une richesse sémantique lui donnant droit d’entrée au panthéon des notions fondamentales, avant même que l’Idea ne puisse y songer ». Ce Disegno qui prend forme dans ce lien étroit entre la pensée qui propose, l’œil qui témoigne et la main qui accompagne tous les mouvements de l’esprit. Ce qui nous confirme que l’un ne peut exister sans l’autre, et que l’un se nourrit de l’autre, et que l’un est dans l’autre : dessin/pensée – pensée/dessin. Cette échange constant, cette permutation continue, ce renversement maîtrisé qui vont amener le “Concevoir“ comme un “Dessiner“, l’expression d’un dessein par un dessin.
Concevoir a bien une double étymologie, des latins concepere, contenir entièrement, et cum-capere, prendre ensemble. Ce qui conforte la notion de co-conception dont nous parle Jean-Jacques Terrin : « Une activité qui assure d’une part la mise en parallèle de tâches autrefois mises en œuvre de façon séquentielle, et facilite d’autre part une logique d’intégration multidisciplinaire. L’idée de conception vient de la nécessité d’intégrer dans les projets les savoir-faire individuels et collectifs qui y sont répartis ».
« Une conversation avec la réflexion » pour Donald Schön et « une conversation avec la situation » pour Christophe Midler.
Progresser dans la conception, requiert ce passage permanent d’un état de création à un statut de conception. Savoir passer d’un cadre à l’autre, savoir décrocher, se raccrocher, suivre, se perdre et ainsi de suite se déplacer d’un univers particulier pour se reprendre dans un autre. Ce processus de désunion, de rupture, de séparation appelle ce que Jean-Jacques Terrin nomme « un espace de négociation » sur lequel s’appuie Michel Callon pour confirmer la conception architecturale en tant qu’activité négociée : « un processus collectif et itératif de mise en relation et d’intégration de points de vue divers grâce à des techniques d’inscription et de visualisation qui rendent possible la négociation et le compromis ». Quelque soit le processus de conception : routinière, nouvelle ou exploratrice, en conception architecturale l’utilisation d’antécédents conçus et réalisés par d’autres concepteurs est évidente et reconnue. Ces processus ne sont pas linéaires mais dynamiques et apprennent au concepteur des choses très variées comme traduire une situation et gérer la complexité du contexte dans lequel on doit se mouvoir, emmagasiner et produire des connaissances et tout simplement dans le cas des étudiants en architecture : apprendre à « faire du projet », exercice périlleux d’équilibres et de jeux d’échelles. Si la pensée conduit le projet – quel qu’il soit, d’architecture ou autre – pour penser il faut justement commencer par faire, passer à l’action, mettre la main à la pâte avec des mots, des signes, des formes. Faire acte – acter – des faits, de la réalité tangible, avec du “malléable“ entre les mains. Cette activité de jeter en avant, au-devant de soi, dans la coordination qu’elle implique de l’esprit et de la main, peut à juste titre être considérée comme un exercice spécifiquement humain, occupation analysable à travers la complémentarité des deux actes que sont concevoir, c’est-à-dire prendre la décision de “jeter“, et réaliser – autrement dit, mettre en œuvre le jet. Une telle activité dans ce qui définit sa singularité peut être éclairée par les autres façons de jeter qui, avec elle, entretiennent des relations de complémentarité.
Être dans l’action, dans le Disegno, c’est « faire œuvre de culture » pour enlever les barrières entre les arts et les sciences.
« La culture, c’est ce qui permet de ne pas être désarmé quand on nous place devant différents problèmes. Faire œuvre de culture, c’est donner au citoyen la capacité de briser, de transgresser les frontières entre les différents domaines du savoir ». Edgar Morin